janvier 2009

lundi, janvier 26 2009

Onychophagie

Montréal, Avr. 2006

Minuit. Il est encore un peu tôt pour sortir, mais il est trop tard pour renoncer. Il fait froid dehors – chaque soupir, chaque respiration s’évapore en petits nuages blancs. Idées noires, assorties à la tenue ; préparation mentale, soirée gothique.

Fouille à l’entrée, c’est inhabituel. Les gens devant sont un poil bourrés. Passé le vestiaire, un rapide tour des salles ; dans trois d’entre elles, le DJ fait danser des spectres. Dans les deux autres, on se dandine sur Depeche Mode ou sur des papis du métal. Une jeune fille en corset noir attire les regards. Black celebration est promu hymne de beauté, puis s’évanouit alors qu’elle embrasse son ami. …and torture for me.

Première bière. Au plafond, en guise de décoration, on a suspendu un vieux treillis. La musique est beaucoup trop forte, il fait bon à l’intérieur. Et toujours ce froid, qui ne part pas. Allez, un peu de hard rock pour faire diversion. Une charmante princesse se démène au milieu de la piste, sémillante. Une Karen Chéryl modèle réduit débarque en robe blanche, mais ne fait pas tourner les têtes, à son grand désarrois.

Deuxième bière, les corsets pigeonnent et les garçons badinent. Exercice de style : imiter le pilier qui soutient fièrement le plafond, à deux pas du bar. Une élégante robe à motifs chinois salue ses amies. Coup d’oeil timide, de longs cheveux bruns, un joli sourire. La salle se vide et la bouteille avec. Le punk allemand n’a pas grand succès ce soir.

Troisième bière, changement d’ambiance. People are people, décidément. Karen Chéryl suit le mouvement et tente de s’imposer, sans plus de succès. Dans ses pas, charmante princesse. Qui a l’air triste, soudain ; mademoiselle corset noir capte toute l’attention. Presque toute. Le DJ balance des vidéos faites maison, on ne sait plus à quel David Gahan se vouer. Pour éviter la fracture oculaire et un fou rire déplacé, on se jette dans la foule – corps, âme et bière.

Frisson. Les amies de la robe chinoise la précèdent. Murmures, au milieu du vacarme. Elle boirait probablement un verre. Regards croisés, statufication. Aux grands maux les grands remèdes ; quatrième bière, master and servant, pied gauche, pied droit, danse danse danse, let’s play… Une cascade de cheveux bruns suit le mouvement, d’un peu loin d’abord, puis de moins en moins. Comment dit-on déjà… Non ça ne vient pas. L’heure tourne, c’est l’alcool sûrement.

Un type un peu baraque l’approche alors qu’elle vient de retrouver sa troupe sur le bord de la piste. Monsieur moral marche dans les pas du sieur courage et change de salle. Highway to hell ; garçons et filles font du head banging et les murs leur tiennent tête. Tout est un peu flou, et le fantôme d’une discrète robe de soie fait le tour de la piste avant de disparaître. Il est l’heure d’en faire autant. Second mirage en trois minutes, un joli visage dans une robe noire récupère son manteau au vestiaire. Le temps de retrouver le jeton et l’instant est passé.

Avance rapide, dans les rues berlinoises. Une voiture pétarade au feu rouge. Vert. Rouge. Improbable. Oeillade au passager. À la passagère. En robe sombre. Longue chevelure. Malaise, perplexité. Vert. La voiture file tout droit, tandis qu’à gauche, le boulevard appelle le piéton… Longue marche solitaire, questionnements, amertume. Au prochain croisement, un moteur s’étouffe. Une seconde de trop, le nez collé au bitume. Par la fenêtre, une robe chinoise observe ; point mort, première, seconde et dernière chance. Ratée.

Everything counts. But not tonight. Leave in silence.

lundi, janvier 19 2009

Ratiocination

Guadeloupe, Mai 2005

Dix choses à ne pas faire en tête à tête avec une fille :

  1. Poser votre mobile en évidence sur la table en arrivant. Il est mieux dans votre poche, vous pourrez vous passer de l’heure ce soir et vos amis rappelleront.
  2. S’étirer toutes les trois secondes, et ponctuer le reste du temps de bâillements. On s’en fout que vous n’ayez pas fermé l’œil la nuit d’avant.
  3. Dire que non merci vous n’avez pas faim, vous allez juste reprendre un verre, alors qu’elle commande son deuxième plat. Faites au moins semblant d’ignorer vos crampes d’estomac et commandez une soupe.
  4. Se ronger les ongles. Souvenez-vous, vous n’avez pas faim, vous êtes détendu, et vous buvez ses paroles. Laissez donc la kératine aux chimistes.
  5. Déclarer “je suis athée” d’un air blasé et entendu quand elle essaie de vous expliquer combien la religion est un fondement de son identité nationale et personnelle. Autant lui jeter à la figure que vous la méprisez.
  6. Oublier de lui poser des questions en retour des siennes. Surtout si votre réponse était décousue, inintelligible, et merveilleusement ennuyeuse. Un long silence embarrassé devrait vous mettre la puce à l’oreille.
  7. Se moquer d’elle à plusieurs reprises parce que c’est quand même fou de ne pas parler français quand on a appris l’espagnol, le portugais et l’italien. Même gentiment dit, c’est idiot. Alors si en plus vous ne parlez pas un traitre mot de sa langue natale…
  8. Avouer qu’il vous est pénible de rester trois heures à table. Au bout de deux heures trente. À table. Même si vous vouliez parler des réunions de famille mortelles pendant lesquels votre oncle Roger fait des blagues racistes et votre tante Claudette vous explique que les gothiques sont de dangereux psychopathes.
  9. Disserter sur la crise économique vue sous l’angle des constructeurs automobiles. Le propre d’une crise, c’est qu’on en parle déjà trop le reste du temps. Et les bagnoles n’ont jamais été un sujet de discussion, tout au plus un moyen de locomotion.
  10. Passer plus de temps à contempler la pluie qui tombe dehors qu’à la regarder elle.

lundi, janvier 12 2009

Néphélomancie

Budapest, Jan 2008

Pour un sauvage, discuter avec un inconnu est une épreuve de tous les instants ; il faut trouver une amorce, anticiper les prochaines questions, parler un peu de son nombril sans oublier d’en quitter l’orbite au plus vite pour éviter de météoriter le dialogue. Ceci étant, avec un peu d’entraînement, l’exercice se révèle possible, et quelques fois limite agréable – les choses se passent t’entends?.

Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes francophones. Allez, même peut-être anglophones (yes we can, indeed). Sauf que, prenez les mêmes protagonistes (deux anonymes, dont un sauvage), et remplacez le français (ou l’anglais, si vous êtes patient) par un savant mélange de germanophonie (petite musique angoissante). Ben tout de suite, ça prend une autre tournure. Illustration avec un dialogue parfaitement bateau, comme on peut en entendre tous les soirs en bas de chez soi :

- Salut, ça va ? c’est cool hein cette soirée ?
- Ouais grave, et la musique est trop classe en plus, il déboite cet orchestre russe !
- Clair ! On m’a dit que c’étaient des amis de la patronne. Je m’appelle Fille à propos !
- Moi c’est manu sauvage. C’est joli comme nom ca, Fille. C’est local ?
- Pas du tout, c’est Ouslokaze. Et manu sauvage, c’est quoi ?
- Français. Mais chuut, faut pas le répéter, après les gens vont me proposer de la baguette et me demander de chanter du Mireille Mathieu
- Ah ah ! Elle est super connue en Ouslokazie Mireille, elle remplit les stades. T’aimes pas ?
- Nan pas vraiment non. Mais j’ai vu son dernier concert, le soir de l’élection de Sarkozy, on était tous bien bourrés, et on s’est mis à pleurer.
- Ouah, c’était émouvant ?
- Nan, plutôt déprimant. Hé on va danser au lieu de parler de vieilles starlettes sur le retour ?
- Davai !

Et voici maintenant le même, en version allemande (sauvagement doublée, mais promis ça vaut bien une traduction babelfish. En moins drôle peut-être.)

- Salut, ça va ? c’est cool hein cette soirée ?
- Oui !
- T’aime bien la musique ? C’est des amis de la patronne il parait !
- Ah, oui.
- Hé tu veux mon numéro ?
- Hein ?
- Tiens, mon nom c’est Fille, voilà mon numéro !
- …

C’est beau comme un dialogue de Léonardo dans Tétanique.

Partant de là, le truc c’est de trouver le moyen d’aller de l’avant. Vous vous doutez bien qu’un papier dans une poche ne fait pas une histoire d’un soir, et encore moins une histoire d’amour. À dire vrai, ça ne fait même rien, si ce n’est vous affubler d’une mine hébétée et vous donner des airs d’idiot du village essayant de lire le texte du traité de Lisbonne. Normalement, le remède pour ce genre de cas, c’est de dire ce qui vous passe par la tête, plus ou moins.

T’as qu’à vivre avec moi ? J’ai un chouette appartement, je ne suis pas chiant, je gagne décemment ma vie, j’ai une famille super gentille, et j’ai envie de faire plein de voyages. Bon évidemment il faut que tu supportes de regarder des comédies romantiques, mais en échange je fais la vaisselle. Ah et je perds un peu mes cheveux.

La seconde solution, c’est de réorienter le sujet, histoire de partir sur un sujet qu’on maitrise mieux que la téléphonie mobile :

T’as lu Trois leçons sur la société post-industrielle de Daniel Cohen ? C’est brillant, je te jure, ça m’a ouvert les yeux sur le monde actuel

Ou alors vous pouvez aussi garder le silence suffisamment longtemps pour que ça en devienne gênant, et prétexter que vous travaillez le dimanche (merci président) pour rentrer chez vous tranquillou et finir le pot de nutella de 750g que vous venez d’ouvrir.

Comme ne le disait pas ma grand-mère, sauvage un jour, sauvage toujours.
Et célibataire pour longtemps, à ce rythme.

dimanche, janvier 4 2009

Anachorétisme

tree_couple_blue.jpg

Tu as l’air un peu triste. Ça ne te va pas au teint, tu devrais porter un sourire. Je sais bien, c’est pas facile d’être parfaitement heureuse quand on accompagne un couple d’amis pour le réveillon et qu’ils dansent sur shiny happy people. Mais regarde le bon côté des choses… un peu plus à gauche… voilà, exactement. Bon en revanche il faut que j’arrête de te dévisager sans rien dire ou ça va devenir bizarre très bientôt.

Happy happy put it in your heart!

Cette petite moue encore. Craquante. Monsieur sauvage, cessez de la dévorer des yeux comme ça, elle va finir par vous prendre pour un dangereux malade

- Möchtest du tanzen?

Bien sûr que je veux danser. Toute la nuit même, pour chasser ce froid qui ne part pas. Mais ça ne va pas être simple maintenant que je suis tétanisé. Je vais te répondre, je le jure, un truc gentil pour te redonner le sourire. Mais déjà je pourrais acquiescer, ça serait un bon début. Comment on dit oui en allemand déjà ?

- Excuse me, I don’t speak German

T’aurais pu lever les yeux au ciel et lui tourner le dos aussi, ç’aurait été la grande classe.

Elle m’attrape les deux mains et répète en anglais. Je ne suis pas sûr de bien comprendre, on vient de m’amputer du cerveau et mon double inconscient regarde la scène de loin, incrédule. Sourire, danse un peu raide. Elle a les mains froides, c’est agréable.

- Let’s go somewhere else! I hate R.E.M.

Ça a le mérite d’être direct. En même temps il reste plein d’autres groupes sur terre.

Changement d’ambiance, cinq salles en trois minutes. Dehors les gens font du head banging sous la neige, sur un morceau de Rage Against The Machine.

- So what do you do? Do you like the music? Sprichst du wirklich kein Deutsch?

Je ne sais pas ce que je fais, vraiment, mais s’il te plait ne fuis pas. Je suis mutique, je sais – c’est compliqué. Je te promets de ne pas te raconter, et on va détourner les yeux de nos cicatrices. T’es jolie comme un coeur, je me demande à quoi ressemble ton histoire. Tes amis se moquent de moi gentiment. En même temps de quoi j’ai l’air ? D’un collégien maladroit, sûrement…

Le DJ enchaine, Put your hands up in the air. Elle ne semble pas tout à fait d’accord et dirige les miennes.

C’est agréable. Ça me manque. Et tu es très attirante. C’est juste que… imagine, j’ai déjà du mal à faire la bise à mes amies pour leur dire bonjour. Enfin t’en as pas grand chose à faire de tout ça. Et puis j’ai dit que je ne te raconterais pas ma vie en plus. Tes cheveux sentent bon…

Trois heures plus tard, elle chipe mon téléphone, compose son numéro, s’appelle, me rappelle et disparaît au coin de la rue.