Néphélomancie

Budapest, Jan 2008

Pour un sauvage, discuter avec un inconnu est une épreuve de tous les instants ; il faut trouver une amorce, anticiper les prochaines questions, parler un peu de son nombril sans oublier d’en quitter l’orbite au plus vite pour éviter de météoriter le dialogue. Ceci étant, avec un peu d’entraînement, l’exercice se révèle possible, et quelques fois limite agréable – les choses se passent t’entends?.

Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes francophones. Allez, même peut-être anglophones (yes we can, indeed). Sauf que, prenez les mêmes protagonistes (deux anonymes, dont un sauvage), et remplacez le français (ou l’anglais, si vous êtes patient) par un savant mélange de germanophonie (petite musique angoissante). Ben tout de suite, ça prend une autre tournure. Illustration avec un dialogue parfaitement bateau, comme on peut en entendre tous les soirs en bas de chez soi :

- Salut, ça va ? c’est cool hein cette soirée ?
- Ouais grave, et la musique est trop classe en plus, il déboite cet orchestre russe !
- Clair ! On m’a dit que c’étaient des amis de la patronne. Je m’appelle Fille à propos !
- Moi c’est manu sauvage. C’est joli comme nom ca, Fille. C’est local ?
- Pas du tout, c’est Ouslokaze. Et manu sauvage, c’est quoi ?
- Français. Mais chuut, faut pas le répéter, après les gens vont me proposer de la baguette et me demander de chanter du Mireille Mathieu
- Ah ah ! Elle est super connue en Ouslokazie Mireille, elle remplit les stades. T’aimes pas ?
- Nan pas vraiment non. Mais j’ai vu son dernier concert, le soir de l’élection de Sarkozy, on était tous bien bourrés, et on s’est mis à pleurer.
- Ouah, c’était émouvant ?
- Nan, plutôt déprimant. Hé on va danser au lieu de parler de vieilles starlettes sur le retour ?
- Davai !

Et voici maintenant le même, en version allemande (sauvagement doublée, mais promis ça vaut bien une traduction babelfish. En moins drôle peut-être.)

- Salut, ça va ? c’est cool hein cette soirée ?
- Oui !
- T’aime bien la musique ? C’est des amis de la patronne il parait !
- Ah, oui.
- Hé tu veux mon numéro ?
- Hein ?
- Tiens, mon nom c’est Fille, voilà mon numéro !
- …

C’est beau comme un dialogue de Léonardo dans Tétanique.

Partant de là, le truc c’est de trouver le moyen d’aller de l’avant. Vous vous doutez bien qu’un papier dans une poche ne fait pas une histoire d’un soir, et encore moins une histoire d’amour. À dire vrai, ça ne fait même rien, si ce n’est vous affubler d’une mine hébétée et vous donner des airs d’idiot du village essayant de lire le texte du traité de Lisbonne. Normalement, le remède pour ce genre de cas, c’est de dire ce qui vous passe par la tête, plus ou moins.

T’as qu’à vivre avec moi ? J’ai un chouette appartement, je ne suis pas chiant, je gagne décemment ma vie, j’ai une famille super gentille, et j’ai envie de faire plein de voyages. Bon évidemment il faut que tu supportes de regarder des comédies romantiques, mais en échange je fais la vaisselle. Ah et je perds un peu mes cheveux.

La seconde solution, c’est de réorienter le sujet, histoire de partir sur un sujet qu’on maitrise mieux que la téléphonie mobile :

T’as lu Trois leçons sur la société post-industrielle de Daniel Cohen ? C’est brillant, je te jure, ça m’a ouvert les yeux sur le monde actuel

Ou alors vous pouvez aussi garder le silence suffisamment longtemps pour que ça en devienne gênant, et prétexter que vous travaillez le dimanche (merci président) pour rentrer chez vous tranquillou et finir le pot de nutella de 750g que vous venez d’ouvrir.

Comme ne le disait pas ma grand-mère, sauvage un jour, sauvage toujours.
Et célibataire pour longtemps, à ce rythme.