Ce matin, départ en long-tail boat. Il fait très beau, les gibbons rigolent au loin et un aigle nous suit pendant quelques instants. On est tous survoltés à l'idée de ce trek en pleine jungle tropicale, et ça n'est probablement pas à cause du café soluble qu'on descend comme si c'était de l'eau sucrée. J'ai mis mes plus beaux habits dans mon sac à dos, en particulier un magnifique treilli de chasseur au couleurs chatoyantes. On arrive assez vite à destination, et on s'enfonce dans la dense végétation en suivant Nopporn et son guide, que j'appellerai ici le chasseur cueilleur hawaïen et dont le métier consiste entre-autres à sillonner le parc national pour lutter contre le braconnage.
Au départ tout se passe bien. On est attentifs aux traces d'animaux, on marche calmement, et on se glisse pas mal dans la peau de notre personnage d'aventurier téméraire. On a remonté nos chaussettes jusqu'aux genoux histoire de garder la classe en toute circonstance, et on chanterait presque il en faut peu pour être heureux (mais on a tous oublié notre culotte orange). On remarque à peine qu'au sol, des dizaines de petits organismes semblent attirés par nos chaussures et se mettent en branle dès qu'on approche.
Et puis il se met à pleuvoir. La nature mouillée prend vie, c'est très joli. Mais les petits organismes au sol grouillent désormais : ce sont des sangsues, et elles s'attaquent à nos mollets. Commence alors une chasse sans merci ; d'une pichenette on en éloigne une qui est presque arrivée au dessus de la chaussette, tandis qu'on en fait sauter une autre du bout d'un bâton. On prend soin les uns des autres, on scrute nos pieds respectifs, la guerre est déclarée. On arrive au bord d'une rivière, qu'on entreprend de traverser ; on a de l'eau jusqu'à la poitrine et on doit porter nos sacs et tout le bardas de camping à bout de bras. Sur l'autre rive, le chasseur-cueilleur hawaïen nous prévient que les sangsues vont désormais grouiller, et que si on n'aime pas ça il va falloir prendre des mesures radicales.
On s'asperge donc d'anti-moustique (qui par effet de bord, fait fuir les sangsues et fondre le plastique) et d'une décoction à base de café et de tabac. Les premiers tests sont concluant, les sales bestioles font grave la tronche et descendent de nos pompes dès qu'elles y ont touché un peu trop longtemps. On reprend notre exploration, toujours un poil paranoïaques malgré tout. La pluie cesse, mais on doit de nouveau traverser la rivière ; l'anti-moustique a beau être redoutable, les eaux ne s'ouvrent pas devant nous et il fuit nos chaussures. Les hostilités reprennent, la bataille des sangsues fait rage. Au bout d'une heure, on décide que ça va bien, qu'après tout ce ne sont que des sales bêtes inoffensives, et on se laisse tranquillement dévorer. Sauf F. qui ne lâche rien et refuse le don du sang.
On fait une pause au soleil, sur un petit îlot de rochers. Nopporn nous propose de nous débarrasser des sangsues qui se seraient accrochées malgré notre vigilance, et on s'exécute. Je n'ai rien sur les jambes, tout va bien. F. saigne un peu, L. a l'âme guerrière et est en pleine hémorragie, et P. s'en sort à peine mieux. Par acquis de conscience, je sonde le reste de mon corps, et découvre avec horreur deux sales bêtes gorgées de sang dans... mon boxer. Bien. Parfait. Panique, psychose - la raison me quitte. Impossible de penser à autre chose désormais, la jungle est devenue mon enfer personnel.
Un peu plus tard, un peu moins loin que prévu, on monte le camp. On est épuisés, physiquement et psychologiquement. Il se remet à pleuvoir, on fait une sieste pendant que nos guides vont à la pêche pour le dîner. On se réveille quand le jour commence à tomber et on discute en cramant des sangsues au briquet, recroquevillés au milieu d'une bâche étalée entre nos tentes. On nous sert la nourriture dans une vaisselle éphémère, mi-plastique mi-bambou, et malgré la tension et la fatigue on s'émerveille. Au menu : poisson grillé, sauce au piment, curry de fougère et riz - c'est délicieux. On convient avec Nopporn qu'il serait préférable pour notre santé mentale de ne passer que deux jours dans la jungle au lieu des trois prévus, et on se couche en espérant très fort que la tente saura résister aux assauts de l'armée des sangsues.