Le triangle originel, a.k.a comment ça fonctionne tout ça
« L’Europe », « Bruxelles », comme on entend dans les médias, c’est l’Union Européenne – une organisation internationale réunissant 28 États membres ayant organisé une délégation de certaines compétences nationales à un échelon commun, celui de l’Union Européenne.
L’UE fonctionne à travers trois institutions politiques majeures basées à Bruxelles. La Commission Européenne, le pouvoir exécutif européen, a le monopole de l’initiative législative : c’est elle qui propose les « lois européennes » (règlements et directives) aux deux autres institutions, le Conseil de l’UE et le Parlement Européen, qui ont la charge commune d’amender et d’adopter, ou non, ces projets. C’est le fameux « triangle législatif ».
(1) La Commission est composée de fonctionnaires qui ont passé le concours de la fonction publique européenne. Ses représentants sont les Commissaires Européens, au nombre de 28 (un par État membre), chacun en charge d’un domaine d’action spécifique. Ces Commissaires sont d’éminentes personnalités politiques nationales ayant déjà exercé des fonctions au plus haut niveau de l’État, c’est-à-dire au niveau ministériel (la France, avec son Président, fait figure d’exception quant à la définition de ce qui représente « le plus haut niveau de l’État »). Ces Commissaires sont de sensibilités politiques différentes. Cette différence découle à la fois du fait de leur affinité politique initiale et également du fait des différences de ligne entre partis politiques nationaux : il est probable qu’un socialiste letton ait peu en commun avec un socialiste espagnol.
Missions. La Commission a un objectif principal : assurer la mise en mouvement et la cohérence de l’action européenne. Le but assigné est simple : plus d’intégration européenne, dans les limites fixées par les Traités (aujourd’hui le Traité de Lisbonne), Traités étant eux-mêmes l’expression de la volonté commune des États. Ces limites sont, par exemple :
- Les champs de compétence restreints : l’UE a des compétences « attribuées », et elle ne peut agir en dehors de cette attribution.
- Le principe de subsidiarité : quelque soit le domaine d’action, l’échelon décisionnel – local, régional, national ou européen – doit être celui le plus adapté à la réalisation de l’objectif fixé.
Exemple : l’UE fixe, à travers les directives, des objectifs que les États doivent atteindre (obligation de résultat) ; cependant les États restent libres de déterminer les moyens à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs.
Autre exemple : si l’échelon le plus efficace pour réguler les horaires de chasse est le local, alors la Commission doit s’abstenir de proposer une législation européenne portant sur cette question.
Application. Depuis le Traité de Lisbonne, la subsidiarité est effectivement contrôlée par les Parlements Nationaux qui disposent d’un pouvoir de censure de projets législatifs conférant des pouvoirs à un échelon non-adapté. C’est la fameuse procédure de « carton jaune » des Parlements Nationaux.
Après la proposition législative de la Commission, l’adoption. A ce stade, deux institutions sont « co-législateurs » : le Conseil de l’UE et le Parlement Européen.
(2) En premier lieu, le Conseil de l’UE : c’est l’organe qui réunit les Ministres en charge d’affaires spécifiques de chaque État membre. Ainsi, si la Commission propose une plus grande réglementation concernant le secteur bancaire (ce qu’on appelle « l’Union Bancaire », qui a été réalisée sous l’impulsion de Michel Barnier avec la supervision européenne des banques et le mécanisme européen de résolution des crises bancaires), le Conseil de l’UE chargé d’étudier et d’adopter cette réglementation sera composé des ministres de l’économie. En réalité les ministres se déplacent peu souvent, préférant déléguer à leurs propres services le travail juridique technique. A la manière d’un Sénat qui représente les intérêts des collectivités territoriales, le Conseil de l’UE a comme but – et comme fonction concrète – de défendre les intérêts nationaux afin que ces derniers soient pris en compte le plus possible.
Selon les Traités le Conseil de l’UE statue à la majorité qualifiée (atteinte avec le vote d’au moins 55 % des États membres représentant au moins 65 % de la population de l’UE), mais dans la pratique, l’unanimité est requise. L’hypothèse d’un défaut d’unanimité est celle d’une crise politique entre États, autrement dit l’inverse du but recherché : une législation qui convient à tout le monde. Certains diront que cette méthode de fonctionnement rend le processus lent, la législation « molle », ménageant la chèvre et le chou. D’autres soutiendront que l’unanimité est nécessaire car l’UE reste avant tout une union d’États souverains. Pour l’instant, c’est ce dernier argument qui prévaut. En effet, il est inconcevable au niveau européen de prendre une législation allant à l’encontre d’un intérêt vital d’un État – en réalité, ce sont surtout les gros États qui disposent de plus de votes et de plus de poids qui bénéficient de l’unanimité.
(3) En second lieu, le Parlement Européen. C’est l’Assemblée directement élue par le « peuple européen », même si ce dernier n’existe pas réellement dans la pratique, hormis notamment le monde des dirigeants d’entreprises multinationales, et celui des étudiants mobiles.
Fonctionnement. Le « PE » est divisé en groupes politiques européens, eux-mêmes regroupant différents groupes politiques nationaux. Pour former un groupe, il est nécessaire d’avoir au moins 25 députés appartenant à au moins un quart des États membres (7).
A ce jour les groupes politiques en présence sont (de «gauche» à «droite») :
- La Gauche unitaire européenne/gauche verte nordique (GUE/NGL) - 4,8% des sièges
- Les Socialistes et Démocrates (S&D) - 25%
- Les Verts Européens - 7,5%
- Les Libéraux-Démocrates (ALDE) - 11,4%
- Les Chrétiens-Conservateurs (Parti Populaire Européen, PPE) - 36%
- Les Eurosceptiques (Europe Libertés Démocratie, ELD) - 4,3%
- Les Conservateurs nationalistes (ECR) - 7,3%
- Les non-inscrits - 3,7%
Aucun des partis n’a donc de majorité absolue. Puisque la Commission n’a pas de couleur politique distincte, et que le débat politique n’est pas autant médiatisé qu’au niveau national, le travail parlementaire se fait donc essentiellement sur le contenu des textes proposés. Il serait faux de dire que la politique politicienne n’y trouve pas sa place ; cependant le fait que les enjeux sont européens et qu’une majorité doit être trouvée entre différents groupes politiques laisse la place à la recherche d’un compromis sur un texte. Et croyez-moi, négocier des directives confectionnées par la Commission, c’est pas de la tarte. Bref, le PE est tout l’inverse d’une chambre d’enregistrement, comme la plupart des parlements nationaux le sont aujourd’hui (notons les exceptions que sont les parlements danois et nordiques, disposant de prérogatives fortes).
Mode de scrutin. Le manque de majorité absolue découle de la volonté de faire du Parlement un organe représentatif des différentes sensibilités européennes. La proportionnelle de liste à un tour est la règle en France, et dans une majorité d’autres États européens. C’est pourquoi un nombre incommensurable de petits partis essaient d’obtenir leur part du gâteau, et c’est aussi pourquoi les élections au PE donnent un pouvoir plus grand aux électeurs. Si on ajoute à ça un taux de participation ridicule (environ 30% sur le territoire européen), un bulletin de vote aux élections européennes a le taux d’impact direct le plus grand parmi toutes les élections, hormis les municipales.
Pouvoirs. C’est là que le bât blesse. Le PE ne peut pas proposer de législation, le monopole de l’initiative législative revenant à la Commission. Aussi, il ne peut que refuser ou accepter le budget pluriannuel de l’UE proposé par le Conseil Européen (organe différent du Conseil de l’UE, j’y reviens en (4)). La législature 2014-2020 votera ainsi le budget 2021-2027, aux environs 2020. L’actuel budget 2014-2020 représente 960 milliards d’euros, soit (seulement) 1% du PIB de l’UE. Ce budget est en baisse de 35 milliards par rapport au précédent exercice (2007-2013), baisse à laquelle le Parlement n’a pu s’opposer efficacement.
La Commission est responsable devant le Parlement, qui peut déposer une motion de censure. Cette procédure n’a jamais été utilisée, mais la menace d’une telle utilisation a conduit à la démission de la Commission menée par Jacques Santer en 1999, à la suite d’allégations de corruption, notamment à l’encontre d’Edith Cresson. Cependant une censure strictement politique est inconcevable à l’aune du processus politique européen actuel – la Commission étant un organe dépolitisé (ce qu’on lui reproche souvent en lui attribuant l’adjectif technocratique) et ne pouvant être sanctionné pour ses choix politiques qu’à travers le processus législatif ordinaire.
Cependant le Parlement se prononce sur toute la législation européenne et peut bien sûr s’y opposer ou la modifier radicalement. Exemples : la récente introduction d’une disposition préservant la neutralité du net sur le territoire européen ; l’abandon du « principe du pays d’origine » originalement prévu par la directive « Bolkestein » de 2005, au profit du principe du pays d’accueil en matière d’application de la législation sociale nationale aux fournisseurs de services transfrontaliers.
Et n’oublions pas… Le Conseil Européen !
Outre les trois institutions dont je viens d’expliquer brièvement le fonctionnement, existe une quatrième. D’abord informelle, elle a obtenu son statut juridique de quatrième institution avec le Traité de Lisbonne. Je parle du (4) Conseil Européen, c’est-à-dire la réunion des Chefs de Gouvernement ou d’État des 28 États-membres. Et, en fait, je ne l’ai pas oubliée par hasard. Il est important de savoir que c’est le Conseil Européen – donc Angela, François, David, Matteo, Mariano… – qui donne l’impulsion politique et définit les grandes orientations de la Commission. La politique européenne ne vient donc pas uniquement d’une bande de fonctionnaires menés par des personnalités politiques ayant auparavant exercé sur la scène nationale (vous avez dit « seconds couteux » ?), mais est actée en amont par tous nos gouvernements démocratiquement élus. Et c’est là que le discours à base de « Bruxelles nous impose » ne tient simplement pas, du point de vue de la responsabilité politique.
Le Conseil Européen est également basé à Bruxelles. Concrètement, les services spécialisés des différents Chefs d’État européens s’y réunissent pour discuter des orientations, prendre des décisions sur la stratégie. Les domaines d’action du Conseil Européen couvrent tous ceux de l’UE. Le Président du Conseil Européen, Hermann van Rompuy, n’a dans les faits aucun pouvoir : il est ici pour coordonner le travail des différents services, et faire en sorte que les Chefs d’État trouvent des compromis sur les questions sensibles.
Exemple. Si les chefs d’État sont d’accord au niveau du Conseil Européen sur une Union Bancaire, alors la Commission se trouvera en position favorable pour proposer une telle législation. Michel Barnier pourra en récolter les fruits politiques sur la scène européenne en poussant le projet au sein de la Commission, car il saura à l’avance qu’au niveau du Conseil de l’UE, les différents Ministres de l’économie, soumis à la décision de leur chef d’État, y seront aussi favorables. En substance, seul le Parlement Européen pourra réellement y apporter des modifications ou s’y opposer.
Scénario probable. Cet exemple me mène à penser que le triangle législatif européen ne fonctionne plus exactement comme prévu. Dans les faits, les acteurs européens majeurs à venir sont 1) Le Conseil Européen et 2) le Parlement Européen. Cette conclusion est confirmée par l’opposition actuelle que se livrent les deux institutions :
Combat politique entre le Conseil Européen et le PE pour le choix du Président de la Commission. Vous avez sans doute entendu parler du duel Schulz (S&D) – Juncker (PPE). C’est de l’esbroufe.
Les groupes politiques du Parlement Européen ont décidé, cette année, de nommer chacun une « tête de liste » qui deviendrait Président de la Commission en cas de victoire. Problème : les Traités disposent que c’est le Conseil Européen qui, « en prenant en compte les résultats des élections européennes », propose un candidat à la Présidence de la Commission, que le PE ne peut qu’approuver ou refuser. Le PE a essayé de prendre l’avantage de cette disposition avec son système de tête de liste afin d’avoir un mot à dire sur le candidat proposé, ce qui est une nouveauté visant à « politiser » le débat européen.
Cheveu dans la soupe. Merkel est défavorable à une telle politisation, qui implique une perte de prérogatives du Conseil Européen au profit du Parlement, et donc une perte de pouvoir national au profit d’une institution purement européenne. Un deal semble avoir été conclu avec Juncker (dont le parti, le PPE, devrait probablement gagner les élections le 25 Mai), qui, au lieu de prendre la tête de la Commission, prendrait celle du Conseil Européen (à la place de Van Rompuy), laissant le champ libre à nos chefs d’État pour proposer une nouvelle tête à la présidence de la Commission. Cette tête, ce serait Christine Lagarde.
Du point de vue de la légitimité démocratique dont la Commission a cruellement besoin, le système proposé par le Parlement Européen est une bonne chose. Cependant, beaucoup critiquent Schulz et Juncker, deux Apparatchiks européens souffrant eux-mêmes d’un manque de légitimité et de charisme.
Du point de vue de la représentation et de l’impulsion politique de la Commission (il me semble que) Christine Lagarde serait un meilleur choix. De plus, elle pourrait elle-même « politiser » le débat européen, au moins en France…
Le scénario dépend donc de l’institution qui aura le dernier mot : le Conseil Européen, ou le Parlement. Le Parlement a le mérite d’essayer de changer structurellement les choses, mais a eu la bêtise de proposer des candidats que personne ne connaît et qui manquent de charisme (dirais-je de vision ?). Mon petit doigt me dit que les chefs d’État gagneront, mais en échange de certaines concessions au Parlement…
Les choix de vision
Dans tous les cas, les élections européennes ne sont pas un plébiscite pour un Président de la Commission, même si ce serait plus simple comme ça, après tout, qui a besoin de députés, quand on peut avoir un Président superpuissant bienfaiteur ?
Non, c’est un choix de vision pour l’Union Européenne, et plus largement pour l’avenir de l’Europe.
Les deux partis majoritaires – Socialistes et Chrétiens-Conservateurs – se démarquent par une vision traditionnelle de la politique, c’est-à-dire nationale d’abord, européenne ensuite. On envoie Morano et Alliot-Marie au Parlement Européen, et on met Harlem Désir à un Secrétariat d’État aux Affaires Européennes, parce que la tendance depuis maintenant 9 ans est au renforcement des prérogatives des nations, et non à un renforcement de l’UE. Il n’y a pas besoin d’attendre de « réduire de moitié les compétences » de l’Union Européenne pour constater la montée en puissance du Conseil Européen, donc des chefs d’État, donc le retour de la méthode intergouvernementale (exemples : les sauvetages grecs et chypriotes, menés hors du contexte de l’UE ; la tentative de résolution de la crise ukrainienne, menée par une triade Franco-Germano-Polonaise), au détriment de la méthode communautaire, celle incluant tous les États au sein des institutions dont ils se sont dotés.
Une révision des compétences s’impose peut-être, avec une réallocation plus efficace à chaque niveau – local, régional, national, européen – et une plus grande mise en commun des moyens pour atteindre les buts de l’Europe qui sont : la compétitivité, la croissance durable, les nouvelles technologies. Cette révision est faisable dans les conditions politiques et juridiques existantes.
D’autres partis minoritaires ont des programmes sensiblement différents. Les eurosceptiques prônent, à terme, pour une limitation la plus stricte possible des compétences européennes. Les eurosceptiques extrêmes prônent le retour au système de change européen, la fin de la libre circulation, la fin de toutes les politiques communes mises en place depuis 1957, mais surtout la fin d’une méthode commune de construction politique qui, bien que confrontée à des problèmes inhérents à sa nature-même, fonctionne. Les verts européens militent pour une Europe sociale – grand serpent de mer impossible à réaliser au vu des différences d’économie structurelles entre les 28 Etats membres, mais possible à terme au fil d’une construction progressive et intelligemment menée – et tournée vers le développement durable et les libertés publiques. Quant aux libéraux-democrates, ils proposent de continuer l’intégration européenne, en assumant une plus grande libéralisation du marché intérieur (anciennement marché unique), en responsabilisant les citoyens européens avec, à terme, une vision fédérale de l’Europe.
Opinion personnelle
Je ne veux pas blâmer tous les femmes et hommes politiques français qui promettent de changer l’Europe, à coups de déclarations unilatérales d’intentions et de grands mots jetés pour séduire, car c’est, en plus d’être inhérent à leur culture politique, très sûrement un pré-requis de leur métier. Mais cela leur évite d’assumer leurs responsabilités, se confronter aux réalités, travailler les dossiers dans les détails. Il n’y a pas besoin d’un Schengen II pour rendre Schengen plus efficace ; les politiques migratoires étant du ressort national, il y a soit besoin d’une meilleure coordination des politiques migratoires des États périphériques, soit besoin d’une harmonisation européenne de la politique migratoire, ce qui impliquerait la dévolution d’une compétence plus forte en matière migratoire à l’UE. Vouloir supprimer des compétences et en parallèle proposer Schengen II, c’est contradictoire. Du même acabit, militer pour un protectionnisme européen en établissant en premier lieu un protectionnisme français qui « protège » même « contre » les entreprises européennes est aberrant.
Mon conseil est alors de rechercher, parmi les députés qui se présentent dans votre circonscription, ceux qui expliquent le mieux leur action, qui l’assument le plus franchement et qui connaissent le mieux les ressorts de l’action publique européenne. Pour moi, un candidat qui parle « François Hollande », « Martin Schulz », « Sarkozy » ou « Bruxelles » n’a tout simplement rien compris et mérite de s’inscrire en première année de fac de droit où le fonctionnement des institutions européennes est suffisamment expliqué.
La qualité d’un candidat dépendra donc à la fois de la proximité de sa sensibilité politique à la vôtre, mais aussi de leur compétence/expérience : un sortant est a priori plus compétent qu’un nouveau candidat. Les statistiques sont publiques et ne requièrent que quelques clics pour se faire une idée : http://www.votewatch.eu/en/activity-statistics.html
Nous avons la chance d’avoir certains députés très actifs et experts dans leurs domaines de connaissance. La crédibilité d’un pays passe aussi par la qualité de ses femmes et hommes politiques, par leur capacité à trouver des solutions dans un ensemble qui les dépasse.
Commentaires
Quand tous ces politicards disent c'est l'Europe, on n'y peut rien.
Falsh
Et qu'ils n'aillent pas dire qu'ils ne sont pas assez. ..